Parfois, au détour des pages d’un roman, on en trouve fortuitement la trace. Il sert de révélateur aux sentiments, de porte-voix à l’âme, d’éclaireur dans la nuit profonde d’un personnage qui a oublié de vivre et de penser.
“Un jour qu’il concentrait son regard sur les vagues de l’onde, s’assoupissant, il rêva qu’il pénétrait dans l’eau obscure et qu’il y séjournait. Il avait renoncé à toutes les choses qu’il aimait sur cette terre, les instruments, les fleurs, les pâtisseries, les partitions roulées, les cerfs-volants, les visages, les plats d’étain, les vins. Sorti de son songe, il se souvint du Tombeau des Regrets qu’il avait composé quand son épouse l’avait quitté une nuit pour rejoindre la mort, il eut très soif aussi. Il se leva, monta sur la rive en s’accrochant aux branches, partit chercher sous les voûtes de la cave une carafe de vin cuit entourée de paille tressée. Il versa sur la terre battue la couche d’huile qui préservait le vin du contact de l’air. Dans la nuit de la cave, il prit un verre et il le goûta. Il gagna la cabane du jardin où il s’exerçait à la viole, moins, pour dire toute la vérité, dans l’inquiétude de donner de la gêne à ses filles que dans le souci où il était de n’être à portée d’aucune oreille et de pouvoir essayer toutes les positions de la main et tous les mouvements possibles de son archet sans que personne au monde pût porter quelque jugement que ce fût sur ce qu’il lui prenait envie de faire. Il posa sur le tapis bleu clair qui recouvrait la table où il dépliait son pupitre la carafe de vin garnie de paille, le verre à vin à pied qu’il remplit, un plat d’étain contenant quelques gaufrettes enroulées et il joua le Tombeau des Regrets.â€
Extrait de Tous les matins du monde, Pascal Quignard, Gallimard, coll. Folio, 1991, p. 35-36.