El Celler de Can Roca (Gérone, Catalogne, Espagne) était depuis longtemps sur ma liste de restaurants à visiter. En février à Barcelona j’avais rencontré le confrère bloggeur Joan Gómez Pallarès, qui m’avait donné une opinion très positive des trois frères Roca, en ajoutant qu’ils avaient une nouvelle salle avec une surface doublée mais avec le même nombre de tables qu’avant. J’avais aussi lu les articles de François Bruschet sur Can Roca.
El Celler de Can Roca est sans doute une de mes expériences culinaires plus mémorables, je les compare avec Troisgros. Et à 279€ pour 2 personnes avec 19 plats et 9 vins au verre, on peut presque dire que c’était une aubaine (le menu dégustation est à 100€).
La salle est magnifique, bâtie autour d’un atrium central triangulaire à ciel ouvert planté en jeunes érables, le sol couvert d’ardoise noire. Des immenses vitres s’ouvrent sur l’atrium central et sur l’extérieur, donnant un sens de lumière et d’espace. Les tables sont grandes et bien séparées les unes des autres, le service est convivial, décontracté est extrêmement précis.
Je n’aime pas trainer un gros appareil reflex pour les photos, j’essaye de rester discret et donc les photos sont prises un peu en cachette avec un vulgaire téléphone… et les notes je les prends sur des post-it. Malgré cette tentative de rester anonyme, le service a bien pensé en fin de repas à m’imprimer la liste des mets et des vins sur le papier du menu.
Au début nous pensions prendre le Menu des Classiques, une anthologie de 5 plats choisis parmi les créations plus célèbres des frères Roca ; à 65€ cela nous semblait incroyable dans un établissement de ce niveau. Mais nous n’avons pas résisté à la tentation du Menu Festival à 100€, avec 17 plats comme des “tapas”. Catherine a même demandé une petite substitution, aucun problème.
Tenant compte de la difficulté de marier une bouteille de vin avec tous ces mets, et sans oublier que j’avais 30km de route pour retourner chez mes parents, j’ai demandé conseil au sommelier Carles, lui proposant de nous emmener des vins au verre. Il ne faut pas oublier qu’un des trois frères Roca est sommelier, et El Celler est connu pour l’importance qu’il donne au vin. Même à ce niveau, il est surprenant de découvrir qu’il y a tellement peu de restaurateurs qui s’intéressent vraiment au vin, et qui comprennent que leurs créations peuvent être amplifiées par un bon mariage.
Pendant que nous étudions la carte, on nous a propose un verre de Cava de Albet I Noya, un excellent producteur en bio de l’aire du Penedès, et 7 excellentes mises en bouche, démarrant avec les textures croustillantes et passant graduellement vers les consistances plus riches et moelleuses en préparation de notre premier vrai plat, en même temps introduisant quelques ingrédients qui vont réapparaitre sous diverses formes pendant le repas (morue, petits pois):
• Cracker au thym – un gressin plat torsadé finement épicé
• Morue croustillante – de la morue doucement poêlée
• Petites courgettes au vinaigre – le vinaigre est injecté dans un tube capillaire creusé dans la courgette
• Carottes à l’orange
• Bonbon de Pigeon avec Bristol Cream – un parfait de pigeon moulé en forme hémisphérique
• Velouté de fenouil avec coque et eau de mer
• Pois à la menthe – un prélude aux prochaines assiettes, une cuillerée de doux petits pois très frais.
En attendant les premières tapas, nous avons pris le temps pour admirer et photographier cette magnifique sale, tout en croquant l’excellent pain maison fait dans la tradition catalane.
• Ostres al Cava Agustà Torelló, compota de poma, gingebre, pinya, limona confitada i espècies
Les huitres sont accompagnées d’un Cava spécial Rosé préparé par Agustà Torelló avec une adjonction de xanthane (E415). Il s’agit d’une substance très particulière, une petite quantité ajoutée à un liquide lui confère ce que l’on appelle la pseudo-plasticité. Au repos donc le cava a la même consistance que les huitres, mais en mouvement en bouche elle redevient totalement fluide. La compote de pomme, le gingembre, l’ananas, le citron confit et les épices ajoutent de la fraicheur à la richesse des huitres, laissant un bon goût persistant. Il s’agit d’une réinterprétation brillante et très technique des huitres au Champagne.
Catherine ne mange pas les huitres, en substitution on lui a apporté un nougat (turrón) de foie gras au cacao et feuille d’or avec salade de truffes d’été, un pur plaisir, bien marié avec le vin blanc Cérvoles.
Deux blancs sont proposes pour accompagner les premières assiettes, à nous de comparer: Ökonomierat Rebholz, Auslese “Im Sonnenuhr” 2003 Pfalz – très minéral et fine acidité malgré l’année chaude; et Cérvoles 2005 DO Costers del Segre – Chardonnay Macabeu élevé sagement en chêne.
• Espà rrecs amb parmesà , mandarina i gingebre
Trois pointes d’asperge blanche debout dans une réduction de parmesan et mandarine couverte de fines lamelles d’asperges vertes en écume au gingembre. Plat sensationnel bien marié au riesling qui rehausse le goût d’agrumes et gingembre, l’acidité du vin apportant équilibre à la riche sauce au parmesan.
• Mùrgules amb tel de llet d’ovella
Des morilles cuites dans le lait de brebis, recouvertes d’un parfait rectangle blanc de “peau” de lait de brebis (dans le style du yuba japonais, mais en plus crémeux) avec une fleur de bourrache et filaments de truffe. Les laitages resteront un thème récurrent pendant tout le repas.
• Parmentier d’olives verdes
Un Parmentier d’olives vertes au lait enveloppées dans une membrane sphérique servie avec une écume au thon ; en touchant à la sphère, elle explose et son contenu se mélange instantanément avec l’écume. Une préparation excellente, très technique, dont le goût me rappelait quelque chose, en effet on nous explique que c’est un plat sur la mémoire de Joan Roca de la salade russe de sa mère. Notre serveur italien Davide nous apporte toujours des descriptions intéressantes et compétentes des plats, il a fait de notre passage chez les Roca une expérience très agréable.
• Soufflé d’alberginia escalivada a la brasa amb sardines
Plat spectaculaire de soufflé d’aubergines grillées au charbon de bois retenue dans une bague de filets de sardines, présenté à table sous des cloches en verre remplies de fumée. En enlevant les cloches, la fumée se disperse et s’ajoute au goût du plat. Un excellent mariage avec le blanc Edetária 2005 DO Terra Alta – du grenache blanc et macabeu de vieilles vignes, vinifié et élevé en futs de chêne.
• Gamba al vapor d’amontillado
Superbe présentation de gambas cuit aux vapeurs de xérès amontillado avec amandes douces, servi avec des rondelles de gelée de bouillon d’oignions, avec un verre de amontillado. Le vin oxydatif joue une symphonie avec les goûts forts e la tête du gambas, tandis que la queue s’adapte parfaitement au riesling.
• Bacallà amb sopa de pa amb bitxo i mongetes toves
De la morue épicée en soupe de pain avec piments et haricots tenders ; la morue a été cuite sous vide et servie avec deux minuscules “pains” creux injectés d’huile d’olive.
On passé au rouge: un Manyetes 2004 DO Priorat – un vin du Clos Mogador (mais Carles insiste que ce n’est pas un “second vin”), Carignan et Grenache avec plein de notes de fruits des bois.
• Ventresca de cabrit amb parmentier de llet de cabra I menta
La traduction anglaise faisait penser à des tripes, mais la ventresca est plutôt de la poitrine de chèvre, rôtie de manière à préserver les textures de la peau croustillante, du gras et de la chair. Servie avec un Parmentier de lait de chèvre au fromage Majorero des Iles Canaries. Le Manyetes l’accompagne très bien.
• Royal d’oca amb carxofes a la taronja
On dirait une terrine d’oie avec lamelles d’artichaut et orange. Très intense, foncé et riche et harmonieux avec le Manyetes.
Pour les trois desserts je ne résiste pas à la proposition de Carles d’y marier trois vins.
• Pèssols amb aromatics I destil•lat d’eucaliptus
Il s’agit d’une glace de petits pois avec herbes aromatiques telles que estragon, menthe, aneth, cassis et liqueur d’eucalyptus accompagné de Maximin Grünhauser Auslese 2005 Mosel. Les “petits pois” en effet sont surtout des sphères de glace de petits pois difficiles à distinguer des quelques vrais petits pois givrés dans l’assiette. Une version haut de gamme des Solero Shots? En tous les cas, l’effet est extraordinaire, le gout et les textures laissent une empreinte mémorable dans le coin gustatif de mon cerveau.
• Adaptaciò del perfume Trésor de Lancôme (velouté de prèssec de vinya amb roses, nespres i albercocs)
Cette “adaptation” du parfum Trésor de Lancôme ne contient aucune trace du parfum, c’est un velouté de pêches de vigne avec roses, nèfles et abricots étudié pour simuler le parfum. Pour aider notre mémoire, on nous présente des échantillons en papier avec le parfum. C’est très proche, surtout autour de l’arôme de rose dominant. Le vin complète la simulation parfaitement en ajoutant les senteurs de fruits d’été, c’est Les Ayguets 2001 Yves Cuilleron AOC Condrieu avec son bouquet classique de pêche et abricot. Un dessert remarquable, clairement le résultat d’une longue recherche, inséparable de son Condrieu.
• EndÃvia al café
Petite endive chicon caramélisée dans du café doux aromatisé à la fève tonka, accompagné de glace au café sur un lit de brisures de biscuit au beurre, servi avec un excellent Ino Bodegas Masia Serra DO Empordà . J’aurais choisi un Pedro Ximénez pour ses notes de café, mais ce vin muté était un choix excellent, riche et ambré aux notes d’orange et noisette avec une petite oxydation qui arrondit bien cette pointe d’amertume des endives..
Nous ne buvons plus de café, mais nous avons bien apprécié les mignardises servies dans une boite en bois laqué.
El Celler de Can Roca est un des meilleurs restaurants dans mon expérience du monde. Il est impossible d’éviter la comparaison avec un autre grand nom Catalan, celui qui est toujours en tête de ces “listes” que les gens aiment discuter, comme si la nourriture ou le vin se classaient comme des équipes de foot, avec des points et des classements. La différence chez les Roca est que, malgré la haute technicité et l’innovation, la technologie n’est qu’un outil au service du goût, et ici les gouts oscillent sans exception entre le subtile et le sublime et ne tombent jamais dans la monotonie. Les frères Roca ne prennent pas leurs clients pour des cobayes, ils ont fait leurs expériences en privé et ils ne nous présentent que ces plats qui vont nous apporter une vraie émotion, des plats qui transforment les produits de saison Catalans et en distillent les meilleures caractéristiques.
L’environnement est résolument aussi contemporain que la cuisine, le cadre parfait pour des plats hautement architecturaux. Le service au Can Roca est chaleureux et efficace, et le plats sont servis selon la dynamique d’un repas “normal”, avec un début, un milieu et une fin, en effet la fin évoque le début… C’est la somme de toutes ces considérations qui rendent El Celler de Can Roca si contemporain, si innovant et si bon et agréable du début à la fin.
Bonjour,
Nous avons déjà eu une première expérience dans ce restaurant,très belle recherche dans l’harmonie de saveurs et de goûts. C’était il y a quelques années et déjà superbe.
Rien qu’à lire ce compte rendu, connaissant leur cuisine, ça met l’eau à la bouche et je consulte vite mon agenda pour y retourner!
De plus un grand cuisinier qui accorde une vraie place à l’accord mets et vins.
Joseph, un des frères, a été meilleur sommelier d’Espagne plusieurs fois.
Claude